Une double affaire au cœur du sport américain
Coordonnées par le bureau du procureur fédéral Joseph Nocella et le FBI de New York, deux enquêtes parallèles ont conduit, la semaine dernière, à 34 arrestations dans 11 États. D’un côté, des paris sportifs faussés ; de l’autre, un réseau de poker clandestin truffé de dispositifs électroniques.
Les deux dossiers se croisent par les flux financiers et les échanges d’informations internes à la NBA.
Selon l’acte d’accusation, Terry Rozier, alors joueur des Charlotte Hornets, aurait transmis à des proches des informations non publiques sur son temps de jeu ou son état physique pour manipuler des “prop bets”, un type de paris ciblant la performance individuelle d’un joueur (nombre de points marqués, nombre de passes décisives, etc.).
L’un des cas cités date du 23 mars 2023 : blessé, Rozier aurait prévenu qu’il quitterait le match plus tôt. Des mises totalisant plus de 200 000 dollars ont été placées sur une performance inférieure à sa moyenne. Il sort après neuf minutes. Les gains cumulés s’élèvent à plusieurs dizaines de milliers de dollars.
Quand la triche devient technologique
Le second dossier vise un réseau de poker privé actif depuis 2019 entre New York, Las Vegas et Miami. Là, la fraude prend une autre dimension : cartes marquées à l’encre invisible, tables équipées de capteurs à rayons X, mélangeurs de cartes trafiqués, oreillettes connectées.
Le FBI parle de « technologies normalement utilisées pour sécuriser les casinos, détournées à des fins de fraude ».
Mais derrière ces dispositifs, les enquêteurs ont surtout mis au jour une structure criminelle bien établie, liée à plusieurs familles mafieuses new-yorkaises. Ces organisations utilisaient les parties comme moyen de blanchiment : les gains truqués servaient à réinjecter dans le circuit légal de l’argent provenant d’activités illicites, notamment de paris non déclarés.
Des figures connues du monde sportif, comme Chauncey Billups, y étaient conviées non pour organiser la fraude, mais pour donner une apparence légitime à ces soirées. Dans le jargon du FBI, ce type de participant est qualifié de “face card” soit un visage public qui crédibilise une activité privée en réalité pilotée par le crime organisé.

Les enquêteurs estiment que plusieurs millions de dollars ont transité par ce réseau, certains flux ayant été identifiés vers des sociétés-écrans basées en Floride, au Nevada et aux Bahamas.
Le maillon central : Damon Jones, entre vestiaires et réseaux clandestins
Au cœur du dispositif, les enquêteurs identifient Damon Jones, ancien joueur et entraîneur adjoint NBA, comme un intermédiaire clé. D’après le rapport du FBI, il aurait transmis à des membres du réseau des informations confidentielles sur les blessures et les rotations de joueurs, notamment celles des Los Angeles Lakers en 2023 et 2024.
Son rôle de relais entre les cercles sportifs et les réseaux de poker illégaux illustre la zone grise qui s’est installée entre sport de haut niveau et paris commerciaux : les données internes d’une franchise, autrefois purement sportives, deviennent des actifs monnayables sur un marché mondial du betting.
L’impact sur la NBA et au-delà
La NBA a suspendu Billups et Rozier et assure coopérer pleinement avec la justice. Son commissaire, Adam Silver, a rappelé que « l’intégrité du jeu reste la priorité absolue ».
Mais cette affaire dépasse le cadre disciplinaire : elle interroge la cohabitation entre ligues sportives et opérateurs de paris. Depuis la légalisation fédérale des paris sportifs en 2018, le marché américain s’est ouvert à une multitude de plateformes, parfois sans harmonisation stricte entre États.
Les liens financiers et marketing entre franchises et sociétés de paris créent un environnement propice aux conflits d’intérêts : comment garantir la transparence d’un sport où les performances des joueurs font l’objet de paris en temps réel ?
Prochaines étapes du dossier
Les deux figures principales, Chauncey Billups et Terry Rozier, ont été libérées sous caution. Leurs premières audiences sont fixées respectivement au 24 novembre et au 8 décembre 2025 devant le tribunal fédéral de New York.
Le procureur Joseph Nocella a indiqué que d’autres inculpations pourraient suivre, notamment autour des flux financiers offshore transitant par les Bahamas et Malte.

Le FBI, via son Unité de criminalité organisée, poursuit ses investigations sur les sociétés-écrans impliquées dans le réseau de poker.
Sur le plan sportif, la NBA et la Players Association préparent un audit interne sur la circulation d’informations sensibles entre joueurs, agents et plateformes de paris. Une révision du protocole d’intégrité pourrait renforcer le contrôle sur les “prop bets”, ces paris à risque liés aux performances individuelles.
Enfin, le Department of Justice (DoJ) aurait ouvert un sous-dossier parallèle sur les technologies de triche utilisées, notamment l’importation de matériel modifié depuis l’Asie — un volet susceptible d’élargir l’enquête à l’international.
Une ligne de fracture entre sport, paris et intégrité
Ce que révèle avant tout cette affaire, c’est la fragilité d’un système où le sport professionnel, les paris légaux et les logiques de fraude organisée cohabitent désormais dans un même écosystème.
Les plateformes de betting ont apporté de nouveaux revenus aux ligues et aux joueurs, mais aussi de nouvelles zones de vulnérabilité : la donnée sportive devient une matière première monétisable, et donc manipulable.
Dans le cas Rozier, les paris ont été placés sur des plateformes réglementées, sans qu’aucune ne soit directement impliquée. Cela illustre la subtilité du phénomène : la fraude ne passe plus par les marges illégales, mais par l’exploitation de brèches au cœur du marché légal.
La coopération entre sport, opérateurs et autorités judiciaires va devenir déterminante. Car à mesure que le jeu s’industrialise, l’intégrité sportive devient un actif économique.
Et c’est peut-être là le véritable enjeu de cette affaire : savoir si le sport peut rester un espace de compétition honnête dans un environnement où tout, jusqu’à la blessure d’un joueur, peut servir à parier.

























